De Bonne Facture au Printemps

C’est toujours un plaisir de suivre l’évolution de marques que nous connaissons depuis leurs plus humbles débuts. C’est par exemple le cas pour De Bonne Facture. Dès notre rencontre avec Déborah, la fondatrice, nous avions été séduits par sa démarche pas commune. Pour rappel, via des produits à la réalisation impeccable, la marque met en avant des ateliers et leurs savoir-faire, comme par exemple La Fileuse D’Arvor, une bonneterie bretonne qui tricote ses pulls en laine mérinos. De Bonne Facture est aujourd’hui pour la première fois disponible au sein d’un point de vente à Paris, dans le cadre d’un pop-up shop exclusif au Printemps de l’homme jusqu’au 26 décembre. Vous pourrez donc apprécier, toucher, humer et essayer les premiers produits de la marque, et pourquoi pas trouver de bonnes idées cadeaux pour Noël.

Les photos de cet article ont été prises au sein du showroom de De Bonne Facture cet été, de quoi vous donner un avant-goût de la prochaine collection (prometteuse) de la marque.

Tjikko


Ça n’est pas forcément l’idée que l’on se fait d’un atelier de maroquinerie en plein Paris.


Lorsque l’on se balade un peu dans le paysage de la maroquinerie on se fait vite happer par sa richesse infinie: pièces incroyables sorties des plus prestigieux ateliers du monde, guerres financières, belles endormies à peine réveillées par un LVMH en quête d’un nouveau terrain de jeu, maisons indépendantes rebelles à la course au profit, avides du retour de la qualité à tous les niveaux, one-woman operations en quête d’un monde plus lent, amateurs un peu fous (on va y venir, patience)… difficile de dresser une carte définitive. Le dernier ovni dans lequel je suis rentré c’est Tjikko, de Pierre Lapeyronnie et quelques uns de ses collègues et amis.


Voilà ce que l’on trouve au fond d’une cour du 12ème.

 

Ma première rencontre avec Tjikko s’est faite chez Centre Commercial, rue de Marseille, boutique dans laquelle je flânais, sûrement s parti chercher une incroyable miche de Pain des Amis. En constante observation des nouveautés et des noms inconnus sur la scène de la maroquinerie, un portefeuille marqué d’un « Fabriqué à Paris » en dessous du logo avait attiré mon oeil dans la vitrine. Rien de bien étonnant jusqu’ici, la capitale regorge de petits ateliers qui travaillent à façon. Seulement voilà, le prix n’avait rien à voir avec les travaux de selliers maroquiniers, les coutures n’étaient pas celles d’un sellier traditionnel, les bords noircis témoignaient d’une coupe à chaud, l’objet était réalisé d’une seule pièce de cuir, et le logo marqué au laser dans la peau. Une fois de retour chez moi après quelques rapides recherches sur internet, un email part à la rencontre de cette marque intrigante qui partage sur les réseaux sociaux des photos de jeunes gens pince à coudre entre les cuisses, en train de peaufiner le montage d’un portefeuille assez atypique. La réponse ne se fait pas attendre et rendez vous est pris.


Pierre et Paul au travail sur Tjikko entre deux projets de mobilier.

 

La semaine suivante je pousse une porte du 11ème arrondissement sur l’invitation de Pierre et marche dans une cour intérieure jusqu’à une petite maison entourée de fleurs en pot. Il s’agissait d’une calme journée de juillet et entrer dans l’atelier m’a un peu fait l’effet de soulever une pierre en forêt. Comme si un petit monde coupé de l’extérieur s’affairait à la tâche: l’un m’invite à m’asseoir, me tend un coca, l’autre sort d’une mezzanine sous le toit où il se tenait à accroupi, occupé à améliorer sa technique de couture, pendant qu’une de leur collègue en rendez vous téléphonique avec un distributeur me faisait un signe de la main. À peine les présentations terminées une nouvelle tête fait son apparition: un ébéniste d’une grosse vingtaine d’année venu prévenir que leur travail sur les meubles d’un hôtel ouvrant ses portes prochainement était bientôt achevé. »Voilà Tjikko » résumait Pierre une fois de retour.


Petit coin découpe pour les maquettes et autres ajustements.

 

Après avoir étudié le design et travaillé pour de belles agences, Pierre décide de prendre son indépendance et fonde le studio Pierre Lapeyronnie. Travaillant habituellement du mobilier, des chaises et des luminaires, le studio est véritablement multifacettes: pendant ses périodes d’apprentissage, pour mieux appréhender la matière, les objets et leurs techniques de fabrications Pierre est allé à la rencontre de nombreux artisans qui lui ont transmis les bases de la verrerie, la ferronerie, le travail de la céramique, la coutelerie ou encore de l’ébénisterie. Toujours touche à tout et curieux, le studio Lapeyronnie trouve donc par Tjikko un moyen de s’essayer à la maroquinerie.

Toutes les pièces seront cousues à la main après découpe et pliage.

 

Soucieux de réaliser un produit utile, durable dans le temps et simple à fabriquer, ils commencent avec le porte feuille « Modèle A »: composé d’une seule pièce de cuir découpée au laser, les trous pour la couture sont percés en amont de l’assemblage des poches qui sera réalisé par pliage et fixé au fil de lin, traditionnellement utilisé en maroquinerie. On a donc un peu l’impression que Tjikko se situe tout juste à la rencontre de deux monde, entre l’artisanat et le design industriel cherchant à allier esthétique et suppression des contraintes de fabrication.

Non contents d’avoir déjà quelques points de vente comme Centre Commercial, La Belle Société, Elka et Cieva et Figura Sfondo , Tjikko vient tout juste d’ouvrir la nouvelle mouture de son site internet. Notez que vous pouvez également aller à la rencontre de toute la troupe et vous procurer votre porte feuille directement à l’atelier au 75 rue Léon Frot dans le 11ème à Paris. Si vous êtes curieux et/ou bricoleur, vous apprécierez forcément le détour.


PB 0110

Philipp Bree, le fondateur de PB 0110, « croit en l’importance des objets aimés, ces choses qui développent une individualité à travers un usage quotidien et qui deviennent des compagnons essentiels ». En 2012 il décide donc de quitter l’entreprise de maroquinerie familiale (Bree) pour fonder sa propre marque. Proposant des accessoires aux designs simples et anguleux, PB 0110 utilise exclusivement des matières premières prenant de la personnalité avec le temps : cuir naturel végétal issu d’une tannerie wallonne, lin tissé en Italie, fournitures en laiton et doublures en daim provenant de Pologne. La marque allemande ne transige pas sur la qualité de ses réalisations mais conserve la maîtrise des prix grâce à une production assurée par un atelier tchèque.

Au delà des qualités purement techniques d’un produit : ses matières premières, son lieu de fabrication, ou même l’histoire qu’un discours de marque tâche de lui faire porter, est-ce que la chose la plus importante ne serait pas l’attention qu’on décide de lui porter ? L’équipe derrière PB 0110 semble vouloir valoriser cette relation toute particulière aux choses. Pour preuve leur blog mettant en valeurs les « objets aimés » de l’équipe. On y croise indifféremment une chaise pour bébé, une statuette de Bouddha et un couteau suisse rose, tout ceci  mis en scène via une direction artistique léchée. L’identité visuelle très réussie de la marque a d’ailleurs été confiée à Haw-lin, une agence de direction artistique berlinoise ayant notamment travaillée pour Opening Ceremony et le magazine It’s Nice That.

On peut trouver PB 0110 à Paris chez The Broken Arm.

Atelier Particulier

Jusqu’à il y a peu, les acteurs de la mode et du vêtement se sont contenté d’utiliser internet afin d’améliorer leur manière de travailler. Le web permis ainsi de toucher une clientèle toujours plus large, de montrer le produit sous de nouveaux angles et de raconter de nouvelles histoires autour de celui-ci. Ce sont certes des améliorations notables, mais qui ne font qu’effleurer les possibilités qu’apportent ces nouvelles technologies. L’étape suivante consiste à repenser les modèles de fonctionnement en partant d’internet. Repartir de zéro avec de nouveaux outils.

Et même si les possibilités sont très vastes, certains modèles nous semblent prometteurs et ont la qualité d’utiliser internet pour proposer des nouvelles voies pour la production et la commercialisation de vêtement. Atelier Particulier fait partie de ces acteurs innovants se basant sur les capacités d’internet.

L’idée consiste à se greffer sur un site de crowd-funding, type Kickstarter, et de permettre à tout backer un produit au prix juste si celui-ci a la patience d’attendre sa production. Pour rappel, les sites de crowd-funding, ou financement participatif, permettent de mettre en relation des porteurs de projets de tous types avec des particuliers. Ces derniers sont invités à payer pour aider à la réalisation d’un projet, en échange d’un service, d’un produit ou d’un avantage de toute sorte. Le modèle d’Atelier Particulier n’est pas nouveau et a déjà fait ses preuves aux États-Unis, avec The Ten Year Hoodie et Gustin, dont le succès est assez impressionnant. On arrive ainsi avec un denim en toile japonaise fabriqué en Californie pour 100$, ou dans le cas qui nous intéresse, à de belles cravates en merinos fabriquées en Italie pour 50€ frais de port compris. Les entrepreneurs y trouvent leur compte en ayant très peu besoin de trésorerie et en évitant les intermédiaires.

Un bref tour sur la partie mode de Ulule ou de Kiss Kiss Bank Bank permet rapidement de se rendre compte qu’en France c’est un peu le désert. En effet, jusqu’ici rares sont ceux qui ont travaillé leur image et produits comme un vrai projet de marque, et Atelier Particulier peut s’enorgueillir d’être le premier projet français avec une telle ambition.

Leurs clients ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et à l’heure où j’écris ces lignes il y a déjà eu plus de deux fois les commandes espérées des cravates, seulement quelques jours après le lancement du projet. De quoi attendre avec impatience le suivant : des écharpes qui arriveront juste à temps courant novembre. Mais les commandes de cravates sont toujours ouvertes, et celles-ci sont d’une très belle qualité, pleines de ces petits détails qui raviront les connaisseurs. Et surtout, elles seraient vendues 90€ dans toute autre boutique moins web 2.0…

Milan, prendre le pli

Cet article a été rédigé et illustré par nos amis de L’Impeccable, un team créatif formé par Foucauld & Quentin.
L’un écrit, l’autre dessine, les deux s’expriment ensemble sur des supports allant de la publicité au dessin de presse, des nouvelles aux bandes dessinées.
Qu’ils patinent leurs Church’s ou inspectent la cuisson d’un gigot de sept heures, Maître Renard et Compère Loup ont l’œil qui brille derrière la fumée de leurs havanes…


Dans la capitale de la mode italienne, l’automne est sur les larges avenues et donne des envies de velours. Malgré les Vans qui consolent mes pieds meurtris, je tente de prendre l’air vénérable et sonne chez Stivaleria Savoia, bottier et sellier sur mesure de la Via Vincenzo Monti. Une dame m’ouvre, me salue sans sourire, puis retourne s’affairer en retrait. Je contemple les cravates E.Marinella et les parapluies, les bottes de cavalerie et les richelieus de daim. La fille de la famille vient surveiller ce client suspect. Fauché, je sors en m’inclinant.

De ce premier séjour milanais, je prends quelques notes fugaces, au gré de l’inspiration. Rapidement, les faits sont là : bon nombre de mes impressions sont liées à la cause vestimentaire. Qu’iraient-elles faire dénudées sur La Conjuration quand ces messieurs de Redingote acceptent de les recevoir au chaud ?

S’épuiser à parcourir la ville, connaître le plaisir de l’apprivoiser, d’appréhender enfin les distances. Sentir, puis lever les yeux. Toscano ? Oui. Un monsieur pédale cigare au bec. Il y en aura d’autres, pistés à l’odorat.

Au détour de diverses ruelles, je tombe sur Artisanal dont Scott Schuman louait les mérites. Je trouve porte close puis comprends. Ah ces boutiques où il faut sonner… Le carillon tinte et une dame se lève de son bureau pour me dévisager. Do you come from The Sartorialist ? J’acquiesce rougissant. Comment l’avez-vous deviné ? Our regular customers are old men… Elle me présente divers souliers. Des bottines Trickers, de splendides Edward Green, d’attirantes inconnues romaines, des Alfred Sargent à prix doux, mais également ses services de ressemelage et d’entretien. Je saisis sa carte filigranée et prends congé de cet heureux voisinage.

À la Pasticceria Cucchi, une serveuse me tend une brioche à la crème en forme de croissant et me dirige vers un vieux monsieur cravaté, vêtu d’une veste de tweed. Elle lui indique le montant à encaisser, avant de clore respectueusement sa phrase par « Signore… » Etait-ce le Signore Cucchi ? Propriétaire ou non, l’ancêtre avait de l’allure, de la tenue, et forçait le respect.

En face, au Caffè Della Pusterla, un chocolat chaud épais comme une Danette m’aide à patienter jusqu’à l’aperitivo. Je fume et lis dehors. À travers la porte fenêtre, je regarde le personnel s’affairer. Bouteilles d’alcool, verres, tasses et théières sont rangées derrière les portes coulissantes et vitrées d’un grand buffet qui donne du cachet à cet établissement. Pourtant, il sert davantage de salle de perm’ que de spot à bobo. L’enseigne précise même « con sala di lettura ». Au pied de la porte, une gamelle de flotte pour d’éventuels toutous déshydratés. On m’apporte l’addition dans une petite boîte en métal et je file siffler des Spritz ailleurs.

Je ne parviens pas à mettre des mots sur les points communs qu’ont les italiennes que je trouve jolies : ce brun si particulier, ce grain de peau visible, ce nez, la forme de leurs yeux et la manière qu’elles ont de vous regarder. Qui a écrit sur elles ? Qu’a-t-on écrit sur elles ?

Je quitte des femmes inconnues, mais j’ai déjà du mal à les quitter. Je suis dans le taxi, une autre femme, sans visage, chante à la radio un air qui me cause un pincement au cœur. Ces « allora » qui retentissent, solitaires comme peuvent l’être les soupirs.

Nous sommes samedi après-midi et dans la Via Belfiore, des hommes d’âges divers s’entassent au numéro 9. Il s’agit de Cardinale, une boutique qui confectionne des souliers d’inspiration anglaise mais ici, en Italie. On y trouve pour moins de deux cents euros des brogues qui n’ont pas à rougir face aux Chetwynd de Church’s, également disponibles en cinq patines de cuir grainé, sans jamais verser dans l’excentricité.

Dans les looks des élégants milanais, il y a quelque chose du BCBG des années 90, mais en plus ajusté. Comment font de si jeunes gens pour avoir des 501 parfaitement délavés ? Et pour porter ces blousons en daim sans avoir l’air déguisés ? Leurs chinos cintrés marquent le pli. L’ourlet extérieur et la jambe courte cassent sur des derbies à boucles ou mocassins à pampilles. Ils ont l’air intemporels et immuables, sont élégants mais jamais guindés. Quand lundi reviendra, ils porteront de fines doublures matelassées sous leurs vestes de costume et, comme beaucoup, opteront pour un parapluie plutôt qu’un pardessus. Pour l’heure, je patiente à leurs côtés : je suis tombé sur ce que je cherchais en vain chez les grands chausseurs : une paire de derbies à double boucles dénuée de bout marqué. Manque de veine, elle n’existe qu’en un unique exemplaire prototype. Allons, je n’ai qu’à me dire que tout ceci n’est que plaisir du repérage : je reviendrai à Milan me refaire une garde-robe.

Je bats en retraite sous un ciel si bas qu’il me force à pencher la tête. Ce n’est pas un jour à mettre du daim dehors ! Peut-être, pour les automobilistes, est-ce un prétexte pour sortir ses Car Shoes ? Piéton las de sinuer entre les flaques, je m’engouffre dans une galerie. Le nez sur la vitrine de Boggi, je lorgne les costumes en prêt à porter, puis entre à tout hasard. Qu’auriez-vous comme chemises cintrées, taille 37 ? Celle-ci ? Fait rare, elle tombe parfaitement. La maison milanaise a ouvert pignon sur boulevard (Saint-Germain). La nostalgie aura donc sa parade parisienne.

Dans quelques heures je reprendrai l’avion. Dans ma tasse vide, la mousse du capuccio a triste mine. Au poignet gauche, un oud d’Acqua di Parma pulvérisé à la Rinascente. Sur l’autre, le Grey Vetiver de Tom Ford découvert à l’Excelsior. Entre mes doigts cassants, un noir Toscano et un stylographe. Un jour, quand je serai grand, j’aurai l’œil aussi aiguisé que le pli d’un pantalon milanais, et ma prose n’aura plus besoin d’ourlet.

Liens :

http://www.stivaleriasavoia.it/eng.htm
http://www.marinellanapoli.it/fr/
http://www.thesartorialist.com/photos/great-new-shop-artisanal-milan/
http://www.carshoe.com/fr/en
http://www.boggi.it/default_eng.php
http://www.excelsiormilano.com/en

T-Shirt Bleu Pastel

Coton bio, pas de coutures latérales, et une couleur d’une belle profondeur

Les destinations touristiques accueillent souvent des commerces déconcertants, proposant des gadgets vites oubliés, de l’artisanat local douteux ou de surprenants sarouels en patchwork de jute. On y trouve cependant de bonnes surprises, parfois en s’éloignant un peu des sentiers battus, ou parfois même en y restant. On peut acheter des espadrilles faites sous ses yeux lors d’un passage à Mauléon, dans le pays basque, offrir des Rondini à sa belle lors d’une escale à St-Tropez, ou bien s’équiper d’un panama superfino lors d’une traversée sac-à-dos de l’Équateur. Les prix seront souvent imbattables, les produits uniques, et surtout, ils s’accompagneront gracieusement du souvenir de leur découverte.

Le pays de Cocagne, la région située entre Toulouse, Albi et Carcassonne, fit fortune au moyen-âge grâce au commerce de la coque de Pastel, d’où elle tire son nom. Le pastel est une plante qui, une fois fermentée, produit un colorant bleu-clair d’une belle intensité. Avant d’être progressivement détrôné par l’indigo, le pastel fut la principale source européenne de coloration bleue, alors la couleur des rois, et la région en fut le plus gros producteur. Non compétitive face à celle de l’indigotier, la production de pastel finit par complètement disparaître. Elle fut cependant reprise il y a une vingtaine d’années par quelques producteurs de la région. Qui permirent le développement au sein de la vallée du Tarn de boutiques touristiques proposant une vaste sélection de produits teints artisanalement à la pastel.

Les propriétaires de ces boutiques vous expliqueront à loisir comment ils procèdent eux-même à la teinture de leur offre, à grand renfort de photos de terrain (assez impressionnantes en fait, car en sortant du bain, le produit teint est en fait d’un vert très vif, ce n’est qu’au contact de l’air, en s’oxydant, que le bleu apparaît). Et si on regrette que leurs T-shirts n’aient pas la coupe parfaite d’un Merz ou d’un Velva-Sheen, la profondeur de couleur toute particulière obtenue après trois plongeons dans un bain de pastel suffit pour convaincre les plus sceptiques.

La mode masculine actuelle fait la part belle à l’indigo, partant des maintenant classiques jeans bruts non lavés pour aller jusqu’à s’inspirer de tissus historiques tels que le calico ou le boro, on pense notamment à Kapital, Visvim ou même à Louis Vuitton. Nombreuses sont aujourd’hui les marques proposant des produits teints en pièces à l’indigo végétal, ce qui permet d’obtenir une très belle couleur, et parfois aussi à celle-ci d’évoluer lorsque le produit est porté et lavé, tel un jean brut. Seulement, certaines marques ont récemment pris le contrepied de cette tendance pour utiliser le bleu plus clair du pastel. C’est par exemple le cas de la marque de T-shirt Sunspel (ici, très belle collection capsule) ou de la marque de denim Nudie ( ici ) qui proposent certains de leurs produits teintés en utilisant ce procédé.

Si ces produits sont très réussis, ils sont hélas vendus dépourvus de toute histoire d’ascension de cité médiévale sous la canicule récompensée par le doux réconfort d’un exceptionnel magret de canard local. Mais bon, à vous de voir.


L’étiquette teinte : détail inhérent aux produits teints à la pièce (ou garment dyed : le vêtement est confectionné non teint, puis plongé intégralement dans des bains de teinture, étiquette inclue)

 

Cette couleur !


Visite d'atelier Bleu de Chauffe

« Joseph » et « Jules » sont aussi des noms de produits Bleu de Chauffe

On se souvient tous du pataquès créé par la couverture du Parisien, présentant le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg. Depuis ce jour, le made in France a fait son chemin. Cette expression est devenue à la limite écoeurante à force de la voir se dandiner sur les lèvres de communicants mais elle prend pourtant son essence dans une vocation politique profonde.

Si vous êtes de ces néophytes en authenticité, il est alors grand temps pour vous de découvrir Bleu de Chauffe. Cette belle marque est créée en 2011 par Thierry Batteux et Alexandre Rousseau. Le premier vient du secteur de la mode urbaine et sportive pour lequel il a travaillé près de 10 ans, tandis que le second, Alexandre, est designer de formation, spécialiste en bagagerie et a travaillé pour différents projets dans le luxe et la mode, notamment pour Lancel. Unis par l’amour du workwear, ils décident de s’associer pour lancer leur marque. Pour la petite histoire : le bleu de chauffe est la veste bleue que portaient les conducteurs de locomotives à vapeur pour chauffer l’eau et faire monter la pression. Par extension, c’est devenu la veste de travail de l’ouvrier français. Aujourd’hui, mon grand père enfile son bleu quand il va travailler dans son atelier et mon oncle, plombier, quand il est à ses œuvres. Ancré dans cet univers par ce nom, Thierry et Alexandre commencent par proposer un sac d’usage, solide et fonctionnel. Le premier né s’appellera Jules. Depuis, ils ont su proposer avec habileté, jouant entre modernité et tradition, des housses pour tablettes ou ordinateurs , des ceintures et autres porte clés. Des produits répondant à des besoins modernes conservant des valeurs traditionnelles. Jeune marque, on espère la voir s’ouvrir vers de nouveaux horizons tout en gardant un ancrage dans la bagagerie. Il y a une carte à jouer, vu l’intérêt croissant pour le workwear dans la mode pour homme. Les jolis sacs Made in Aveyron ne cessent de s’exporter et cela de manière exponentielle. Après l’Europe, c’est l’Asie qui s’affole. On sait que le duo va continuer à valoriser et préserver ce savoir faire de proximité, et c’est d’ailleurs mon amour pour celui-ci qui m’a amené à rendre visite aux ateliers Bleu de Chauffe.

Tranquillement installé aux abords du Larzac, près de Millau, c’est un sous-traitant que je rencontre, mais au vu des piles de sacs griffés au nom de la marque, je me rends bien compte de son essor et de la place qu’elle prend dans cet atelier. Les artisans compagnons fraîchement diplômés croisent les plus expérimentés, l’ambiance y est agréable et chaleureuse. Ça respire le cuir et la chaleur humaine. Le temps y est apaisé et ce petit atelier me projette dans un monde que j’ai cru révolu. C’est à croire que le Larzac a ça en lui. Un autre temps, une alternative s’organise ici. Faisant un pied de nez à la grande consommation, ces produits prendront de la valeur avec l’âge. Fait de beaux matériaux dont les heureux détenteurs auront le plaisir d’observer le vieillissement progressif, ces sacs gagnent à vivre leur histoire.

Estampillés du nom des artisans les ayant façonnés et de leurs dates de réalisation, ils naissent mais ne mourront pas. Une des ouvrières me montre son sac : « Il est bien usé celui-là, il est devenu vraiment sublime. Ce cuir est une merveille, il gagne en souplesse et la couleur devient moins terne. » La marque a opté pour un matériau 100% naturel : le cuir traité tanné végétal. C’est un des rares cuirs à ne pas être assoupli ni teint lors du tannage, ce qui lui permet de conserver un rendu naturel après la sortie de production. L’achat d’un de ces sacs est un investissement affectif et conscient, tout l’inverse de la tendance générale de surconsommation. Une belle promenade sans appareil photo ne vaut pas grand chose, c’est pourquoi je suis revenu avec quelques photos de l’atelier, parfois suggérées et mystérieuses, elles entretiennent les valeurs de la marque qui sont d’après Alexandre : « le travail, la fabrication française et artisanale, la qualité, le travail manuel, les matières, le cuir végétal et l’authenticité… »

Les machines sont de beaux colosses, du genre balèzes et efficaces, elles semblent increvables. De l’alliage entre le travail de ces grosses machines et des petites mains à la finition en résulte des produits en matière brut et robuste aux traits fins. On avance dans l’atelier au rythme de la confection du produit, d’abord la pièce où l’on découpe le cuir, on se croirait dans un ranch et ça sent bon la peau de bête. Toutes les peaux y sont déposées et une énorme machine vient découper ce cuir. On traverse ensuite un petit couloir, les murs sont des étagères remplies de boutons, clous ou sangles qui habillent le mur du sol au plafond. Et tout à coup, le coeur de l’action : l’atelier. Des tables de coupes, des plans de travail, des établis, ça fourmille avec rigueur sans se bousculer, ici on travaille. Je vois une ouvrière, du genre bonne mère de famille qui s’attèle à la couture, elle maîtrise sa machine les yeux fermés alternant jeux de pieds et jeux de mains. Tandis qu’une jeune ouvrière étale des découpes de cuirs et trace les contours du futur sac, le cuir valse entre toutes ces petites mains et prend doucement forme sans que je n’y comprenne grand chose. Je vois la magie s’opérer sous mes yeux. Petit à petit, je vois un objet du quotidien émerger, les tâches semblent décloisonnées, la cadence est régulière mais pas de stress dans l’atelier. On sait que c’est le savoir-faire qui prime et il prendra le temps qu’il faut, monsieur, me dit-on.

Cet article est un article invité rédigé par Arnaud Pessey. Retrouvez l’auteur sur Twitter.

Interview de Toby Bateman de Mr Porter



Illustration Quentin Williaume, du team créatif L’impeccable

Après de nombreuses rumeurs concernant l’ouverture d’un pendant masculin au géant de la mode féminine en ligne Net-a-Porter, Mr Porter finit par ouvrir ses portes numériques début 2011. Le site impressionnait déjà dès l’annonce de son casting : on y annonçait Toby Bateman, ancien directeur des achats homme de Selfridges et Nick Sullivan, rédacteur en chef mode de Esquire, le tout bien-sûr accompagné par l’expérience des équipes de Nathalie Massenet, la visionnaire ayant eu le flair de lancer Net-à-Porter à une époque pas si lointaine où personne ne croyait possible de vendre du luxe sur internet (et aujourd’hui devenue présidente du British Fashion Council). Le site, via sa sélection, son univers et son service, s’est fait une place particulière au sein de nos bookmarks. Il édite même une des rares newsletters tolérées au sein de nos boites mails. C’est donc avec grand plaisir que nous avons pu poser quelques questions à Toby Bateman, le directeur des achats de ce qui est devenu la référence du commerce en ligne de mode masculine.


Redingote : La toute première fois que j’ai visité Mr Porter, j’ai été impressionné par le fait que vous distribuiez des marques exclusives sur internet, je pense par exemple à Charvet, Turnbull & Asser ou Swayne. Comment avez-vous fait pour les convaincre de travailler avec vous ?

Toby Bateman : C’était fondamental pour nous de mélanger des marques de mode contemporaines avec des marques, peut-être plus anciennes, mais qui sont spécialistes dans ce qu’elles produisent. La manière dont nous avons convaincu Swayne Adeney Brigg, Turnbull & Asser, John Lobb, Charvet, tout ce groupe de marques de travailler avec nous, a été de les persuader que notre client aime le vêtement. Avant que nous ouvrions le site, quand je voyageais autour du monde avec une présentation du concept du site, que je m’adresse à quelqu’un travaillant pour une marque de designer pointue ou tout autre chose, par exemple au PDG de Loro Piana, le point commun de tous ces hommes est qu’ils sont tous passionnés de vêtements. Alors ils comprennent que la collection parfaite de vêtement doit inclure Loro Piana pour les pulls en cachemire, Levi’s pour les jeans, Turnbull & Asser pour les chemises, Charvet pour les cravates, Gucci pour une veste en velours ou Burberry pour un trench. Je pense que cela parle à tout le monde.


R: La gamme de produits sur Mr Porter est plutôt large, des créations de jeunes designers jusqu’à des marques plus traditionnelles et établies, et de pièces abordables à des produits vraiment exceptionnels. J’imagine que vos clients doivent être de la même manière très différents. Est-ce qu’il y a des types de client en particulier auxquels vous pensez quand vous achetez pour Mr Porter ?

T. Bateman: Il y en a beaucoup. Ils peuvent avoir 25 ans ou ils peuvent avoir 45 ans. Ce qui les rapproche, je pense, est le fait qu’ils n’ont pas beaucoup de temps. Je pense que c’est la principale raison pour laquelle nos clients achètent en ligne. Ils travaillent dur, ont sûrement une carrière réussie, ils voyagent sûrement beaucoup, et quand ils ont du temps libre, ce temps est pour eux un véritable luxe, alors ils préfèrent le passer avec leur famille, ou à se faire plaisir d’une façon ou d’une autre, plutôt que d’aller faire les boutiques ou les grands magasins. Le service que nous offrons à cette personne s’adapte parfaitement à son mode de vie car il peut acheter de son bureau, de son Iphone ou de sa tablette, et que si il habite à New York ou à Londres, alors il peut être livré dans la journée. Ce qui est incroyable et probablement le seul endroit où il peut avoir un tel service.

Mais au delà de ça, nos clients peuvent aussi être des hommes qui ne sont pas suffisamment confiants pour entrer dans des boutiques de luxe, qui trouvent l’environnement intimidant, ou qui sont réticents à demander des conseils de style à des vendeurs dans un environnement physique. Pour ce type de personne Mr Porter est un endroit vraiment confortable où il est possible de venir et de découvrir par exemple « comment porter un pantalon en velours côtelé de 5 façons différentes » ou « quelle est la meilleure façon de porter des chaussures à boucle ». Il y a des centaines de choses de ce genre sur lesquelles vous pouvez lire des conseils et voir comment on fait chez Mr Porter.

Il y a aussi entre 20 et 25% de notre clientèle qui est une clientèle féminine. Ce ne sont pas que des hommes en effet, car nous vendons aussi beaucoup de cadeaux. On tâche de donner des idées aux visiteurs, et c’est possible car nous ne sommes pas limités par un espace physique. Si quelqu’un cherche à acheter un cadeau alors on peut lui donner 10 propositions différents de ce que cela pourrait être : un cadeau de moins de 50 euros, un cadeau de moins de 100 euros, de moins de 250, un cadeau en relation avec le voyage…

Mr Porter est tellement vaste, j’espère qu’il y a quelque chose pour tout le monde.


R: Lorsque je travaillais à la City, j’avais remarqué un de vos éditoriaux qui traitait précisément de cadres du secteur de la finance, je m’étais alors dit que cela devait correspondre à une de vos principales cibles…

T. Bateman: Nous interviewons aussi des acteurs, des artistes, des designers et des architectes, des pops stars, de vieilles pops stars… Nous avons même récemment publié une interview de Pierre Sarkozy. Cette dernière était vraiment intéressante, apparemment il ne pouvait pas trop faire parler de lui lorsque son père était encore président. Il ne pouvait d’ailleurs pas du tout se produire en tant que DJ à Paris. Maintenant que son père n’est plus président, il peut à nouveau faire ce genre de chose. J’espère que nos clients et nos lecteurs – parce qu’il y a beaucoup de gens qui viennent sur le site et qui n’achètent pas forcément – j’espère que ces gens trouvent ce type d’interviews intéressantes, qu’ils apprécient les séries mode que l’on fait et le style que l’on propose.


R: Je sais que Loro Piana propose un service de confection de pull en cachemire sur mesure. Est-ce que c’est quelque chose que vous avez imaginé faire chez Mr Porter ?

T. Bateman: Pas encore, cela pourrait être prévu mais pas encore. Nous avons discuté de cela mais nous n’avons pas de date précise me permettant de dire : oui nous allons lancer du sur mesure sur certains produits à ce moment là. Il sera intéressant de voir comment cela reçu sur internet, mais je pense que cela se développera parce que de plus en plus de choses doivent trouver des moyens de se traduire sur internet. C’est inévitable que l’on va vouloir de la grande mesure ou du sur mesure en ligne.


R: Il me semble qu’en ligne, uniquement les plus gros distributeurs peuvent survivre sur le long terme. Selon vous, de quelle manière va évoluer le paysage de la distribution de vêtement masculin en ligne dans les prochaines années ?

T. Bateman: Je ne pense pas que seulement les plus gros distributeurs survivront, ou que seulement les entreprises avec le plus d’argent derrière elles survivront. Il y a plein de plus petites entreprises en ligne, plein de petites boutiques indépendantes avec de bons sites internet. Peut-être que c’est une histoire de commencer petit puis de grossir. Je pense qu’il y a aussi de la place pour de petits acteurs, que ceux-ci peuvent se lancer et avoir du succès, tout dépend de la manière dont c’est fait.

Pour nous, la compétition est vraiment quelque chose de bien, elle est la bienvenue et il y a des boutiques en ligne que j’admire énormément. Si il n’y avait pas de compétition, personne ne s’améliorerait jamais. Cela nous pousse à faire mieux et à toujours penser à de nouvelles idées. Aussi, je pense que ce que Mr Porter fait est assez unique lorsqu’on compare avec ces autres entreprises. Nous avons un super magazine qui est mis a jour 52 fois par an. Nous avons une sélection très large mais je pense que nous avons un point de vue et un niveau de goût très clair. Une des remarques que nous recevons régulièrement de nos clients ou des marques avec lesquelles nous travaillons est que Mr Porter est immédiatement compréhensible.  Il ne faut passer que quelques minutes sur le site, regarder les produits, regarder les marques, regarder quelques photos et la manière dont les produits sont assortis, et on comprend d’où nous venons et vers quoi nous souhaitons aller. Il y a toujours de la place pour d’autres sites faisant les choses différemment, cela pourrait être quelque chose de plus luxueux, de plus pointu, ou peut-être quelque chose de juste classique et traditionnel…


R.: Mr Porter est arrivé assez tard sur le marché de la mode masculine haut de gamme sur internet, je suis assez surpris qu’il n’y avait pas de gros acteurs sur ce marché avant vous…

T. Bateman: Oui c’est surprenant en effet. Je pense que c’est surtout le cas au Royaume-Uni et en Europe. En fait le marché de la mode masculine en ligne est un peu plus mature aux Etats-Unis. Les groupes de grands magasins là-bas ont des boutiques en ligne depuis déjà plus de dix ans. Les Américains ont aussi véritablement investi dans la mode masculine, et assez tôt. C’est juste que les entreprises européennes ne l’ont pas fait. Elles ont sûrement leurs raisons, mais maintenant nous sommes là.


R.: Lors d’une interview au magazine anglais Drapers, vous avez dit : « Il n’y a pas beaucoup de marque sur Mr Porter que vous ne pouvez pas acheter ailleurs, mais le site est tellement aspirationnel – le gens veulent juste faire partie de son monde ». Qu’est-ce qui, selon-vous, rend Mr Porter si aspirationnel ? Quelle est la recette ?

T. Bateman: Je pense que ce sont deux choses. Ce sont le magazine,  ainsi que les marques et les produits, et la manière dont nous nous mélangeons cela ensemble. Cette dernière chose est tout simplement ce qu’il y a de plus important pour Mr Porter, et c’est ce qui rend notre site si aspirationnel. Il est aussi important que nous ne soyons pas exclusifs, et c’est ce qui est vraiment intéressant avec internet : c’est ouvert a tout le monde. Il y a un désir, de la part des clients, de faire partie du monde de Mr Porter, de recevoir la boite Mr Porter par la poste avec leur chemise bien emballée dans du papier de soie, le ruban et l’autocollant avec écrit « Mr Bateman ». Cela fait se sentir spécial et nous faisons particulièrement attention à cela.

Donc pour résumer ce sont probablement trois choses : le journal, les produits et le service. Le service n’est pas à ous-estimé car au final ce que nous faisons est facilement comparable, si ce n’est pas mieux, que le service que l’on pourrait avoir dans les meilleures boutiques physiques du monde. Et c’est très important.


R.: J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de plus sur Mr Porter, la manière dont ces deux parties fonctionnent ensemble…

T. Bateman: Il y a aussi beaucoup d’intégrité dedans. Pour un client ou un lecteur, il est important de jamais ressentir qu’on essaie de pousser des produits à travers le journal, parce que ce n’est pas ce que nous essayons de faire. Nous croyons en tout ce que nous écrivons et traitons dans le journal, et son contenu vient de toute l’équipe derrière Mr Porter. Nous croyons réellement en ces produits. Je n’achèterais jamais un produit que je ne pense pas être intéressant. Nous achetons ces beaux produits, nous les présentons d’une belle manière et nous parlons de leur provenance, de leur qualité et de leur style dans le journal. Le client apprécie cette combinaison de choses et, je l’espère, aura envie d’acheter ces produits.


R.: Lorsque j’ai fait quelques recherches sur Mr Porter, j’ai lu à votre sujet ainsi qu’au sujet de Jeremy Langmead, le rédacteur en chef du journal, mais aussi à propos de Dan May, directeur du style. Comment sont répartis les rôles et comment travaillez-vous tous les trois pour faire de Mr Porter quelque chose d’aussi cohérent ?

T. Bateman: Techniquement Dan est responsable de la manière dont le produit est présenté sur le site, comment il est photographié et comment il est présenté,  que cela soit sur les pages produits, dans la partie éditoriale ou au sein des séries mode. Dan, Jeremy et moi travaillons ensemble de manière très rapprochée afin de déterminer la direction générale du site en termes de marques, produits, et de mode. C’est pourquoi, si vous passez 5 minutes sur Mr Porter, vous comprenez immédiatement, et vous comprenez parce que c’est un résultat auquel je crois, auquel Jeremy croit et auquel Dan croit. Du coup nous assistons tous les trois à tous les défilés, nous assistons à beaucoup de rendez-vous d’achats ensemble, et lorsque nous ne faisons pas cela, nous voyageons ensemble pour d’autres raisons. Nous passons beaucoup de temps ensemble, à parler de vêtements, de marques et du positionnement de Mr Porter en terme de mode, si nous voulons plus de produits traditionnels ou quoi que ce soit d’autre… C’est un travail d’équipe.


R.: Mr Porter est très actif sur les réseaux sociaux, est-ce important pour vous de communiquer avec les blogueurs ?

T. Bateman: Ce que je trouve intéressant quand je parle à des blogueurs ou que j’observe ce qui les intéresse, c’est qu’ils ne vont jamais s’arrêter sur des choses de tout simplement normales. Ils vont uniquement s’intéresser à quelque chose si c’est nouveau ou si cela a une caractéristique différentiante, qu’ils n’ont pas vue auparavant. Travailler avec des blogueurs, pour moi en tant qu’acheteur, m’aide à me focaliser sur de nouveaux produits, et cela me conduit à trouver des choses qui sortent du lot.


R.: On vous a longtemps présenté comme un grand magasin anglais, mais Mr Porter est plutôt international, non ?

Toby Bateman: Oui en effet c’est international, et le marché anglais n’est même pas notre plus grand marché. Il se trouve juste que nos bureaux se trouvent à Londres. Nous sommes tout de même aussi présent physiquement à Manhattan, à Hong-Kong et Shanghai. Nous sommes globaux, et nous essayons d’avoir un point de vue global sur tout ce que nous faisons.


R.: A part la traduction, prévoyez-vous d’autres adaptations régionales du site internet ?

Toby Bateman: Non, les bases ne changeront jamais. Ce sont les mêmes produits et le même contenu dans le monde entier. Donc si vous êtes en Chine, en France ou en Australie, vous verrez les mêmes interviews des mêmes personnes, la même veste Lanvin et vous verrez les mêmes jeans Levi’s.


R.: Et cela fonctionne bien avec toutes les cultures ? Par exemple, le Japon ou la Chine ont peut-être des approches différentes de l’achat de vêtements en ligne ?

T. Bateman: Le monde est devenu un endroit plus petit, et tout le monde voyage tellement aujourd’hui que les businessmen de  Russie, du moyen-orient, du Japon ou de Chine, tous passent beaucoup de temps à Londres, Paris, Berlin ou New-York… Pour notre clientèle, les goûts, la mode et le style de ces différents lieux est en train de devenir en quelque sorte beaucoup plus homogène.


R.: Vous avez été le directeur des achats du grand magasin anglais Selfridges, en quoi est-ce différent de travailler pour un grand magasin en ligne ?

Toby Bateman: Il y a des différences, mais pour l’instant je les trouve toutes positives. Je pense qu’il y a plus de possibilités lorsqu’on présente un produit en ligne que dans une boutique physique. Dans une boutique physique, si vous n’avez pas d’espace, il est impossible de faire rentrer quelque chose. Le seul moyen de faire de la place est de se débarrasser de quelqu’un. C’est de cette manière que l’on travaille en tant qu’acheteur pour un espace physique. Et cela ne veut pas dire que chez Mr Porter on va sur le marché et que l’on achète avec un budget illimité, mais si on trouve quelque chose de vraiment fantastique et que nous aimerions vraiment acheter pour l’inclure à notre sélection, alors on peut. C’est aussi un meilleur lieu pour parler de l’origine et de la qualité de ce que nous achetons, et le message est toujours le même. Dans le monde du commerce physique on est très dépendant de la rencontre d’un client avec un vendeur. Si vous rencontrez le meilleur vendeur du rayon costume, alors c’est une super expérience, mais si vous rencontrez le pire vendeur, alors l’expérience va être horrible. Sur Mr Porter cela sera toujours pareil, vous aurez les meilleures explications à propos des produits, vous verrez les meilleures photos de ce produit et vous le verrez assorti, je l’espère, de la meilleure manière que nous puissions le faire. Toutes ces choses veulent dire qu’il y a des opportunités infinies pour nous.


R.: Quelques boutiques en ligne pure-players ouvrent de petites boutiques physiques pour permettre de livrer les commandes, de montrer certains produits et de rencontrer leurs clients. Est-ce que quelque chose de similaire est prévu pour Mr Porter ?

Toby Bateman: Nous n’avons rien de tel de prévu pour l’instant. On est déjà bien concentré à être ce que nous sommes, c’est à dire une boutique en ligne. Notre service de livraison et de retour est tellement bon, mais vraiment, que nous n’avons pas vraiment besoin de faire cela.


1ère vente De Bonne Facture

Cette chemise, ainsi que tous les premiers vêtements développés par la marque, sont disponibles ce week-end.

Vous vous souvenez sûrement de De Bonne Facture, cette nouvelle marque française que nous vous avions fait découvrir il y a quelques mois. La marque organise une vente de sa première édition de vêtement ce week-end, à Paris. Je connais deux trois impatients qui avaient déjà contacté la fondatrice de la marque, Déborah, afin de mettre la main sur les premières chemises de la marque, eh bien il en reste et celles-ci seront accompagnées des très beaux pulls fabriqués en Bretagne, des élégantes cravates tricotées et de toutes les pièces dont vous trouverez les détails ici.

Cette vente aura lieu dans le très lumineux showroom de la marque, situé non loin du canal Saint Martin et de la rue de Marseille, dans le 10e arrondissement de Paris, jusqu’à demain soir 20h00. Tous les détails sur l’invitation ci-dessous. On espère vous y croiser !


Interview – Célia Granger

Célia Granger au travail pendant l’interview. Les collections doivent être prêtes en temps et en heure !

Cela va faire quelque temps maintenant que je suis tombé dans une sorte de véritable obsession pour la maroquinerie, l’univers de la sellerie-maroquinerie, le cuir, ses traitements et son travail. Une sorte de virus qui dort peu. Comme dans beaucoup de domaines quand on commence à s’y intéresser, on se rend vite compte de sa richesse incroyable et que les acteurs les plus connus ne sont pas forcément les plus intéressants, bien que moyens obligent, leurs travaux soient souvent exceptionnels. Un peu comme le berlinois talentueux et anonyme faisant de la musique électronique dans sa cave sera plus à même de faire vibrer les amateurs qu’un célèbre groupe en tournée mondiale qui passe à la radio, les mains indépendantes du secteur de la maroquinerie et certaines petites marques comme Célia Granger et laContrie peuvent parfois façonner le rêve mieux qu’un Vuitton ou qu’un Goyard. En constante recherche de talents dissimulés, il fallait que ça arrive un jour ou l’autre: j’ai croisé le monde de l’artisanat.

Je me suis vite aperçu que le vrai savoir faire ainsi que la vraie connaissance de la matière résidait parmi ceux que les magazines de mode ont trop souvent oubliés. D’un naturel assez chanceux, les Journées Européennes des Métiers d’Arts tombaient à pic et pour l’occasion de nombreux artisans ouvrent leurs ateliers au public: l’occasion rêvée pour profiter un peu du temps d’un maroquinier en étant sûr de ne pas le déranger dans son travail. C’est à cette occasion que je poussais la porte de l’atelier de Célia Granger, dans le 12ème arrondissement de Paris. Avant même de la rencontrer, les clichés liés au monde de l’artisanat commençaient à s’effacer: l’atelier baignant dans une lumière éclatante qu’elle partage avec Ludovic Avenel, jeune ébéniste talentueux, semble être au centre d’un intense dynamisme créatif, très loin de l’image de l’artisan bougon dans son univers lugubre. On s’en éloigne encore après avoir échangé pendant quelques minutes avec Célia, souriante, dynamique et ouverte d’esprit qui ne lâche pas son prototype pendant l’interview, la collection devant être livrée à temps pour les fashion week à venir.

Bonjour Célia, tu es artisan maroquinière et tu fais des sacs sur mesure dans ton atelier parisien. Tu peux nous expliquer comment tu en es arrivée là ?

Je ne suis pas arrivée au cuir très rapidement mais j’ai toujours aimé réaliser des objets auxquels je pensais ou que je dessinais, sur lesquels j’avais une petite idée de comment les réaliser. J’ai toujours adoré les objets qui vieillissent bien, qui se patinent et qui peuvent être transmis. C’est comme ça que j’ai hérité étant petite d’un cartable de mon grand-père en cuir rouge qui m’a beaucoup plu par la charge affective qu’il portait et c’est comme ça que j’ai découvert cette matière qui est l’une des rares à vieillir de manière aussi belle et qui devient intemporelle. Après avoir passé quelques années dans des bureaux derrière un ordinateur j’ai décidé de quitter tout ça et j’ai fait une formation en sellerie maroquinerie.

Tu sais d’où vient cette passion ? Tu as grandi au contact de gens manuels ?

Ça vient effectivement de quelques souvenirs et du goût pour les beaux objets. Il y a aussi d’autres matières que je trouve magnifiques, en général des matières naturelles, tout ce qui est laine, coton, lin, bois… des choses texturées avec lesquelles j’ai été mise en contact chez moi car on avait toujours de belles choses chez mes parents qui étaient un peu bricoleurs. Le cuir je l’ai choisi en dernier, c’était un peu une peur, cette matière m’impressionnait énormément car une fois qu’on l’a percée ou coupée on ne peut pas recommencer. Et puis c’est surtout une matière qui a un prix: ça ne se trouve pas comme ça et on ne peut pas se louper. Une fois que j’ai décidé de passer dans un métier manuel et créatif, je me suis rendu compte que si une matière m’intéressait particulièrement c’était le cuir.


En attendant d’intégrer la collection d’une maison de mode, un prototype sommeille.


Pourquoi sur mesure ?

C’est pour pouvoir toucher à toute la variété des cuirs qui est immense et qui permet de faire des choses très variées… c’est aussi moi pour ne pas m’ennuyer et pour pouvoir faire plaisir aux gens en leur disant que l’on peut tout faire quand il viennent me voir.

Même si évidement d’autres critères comme le budget viennent restreindre le champ.

La matière te parle donc particulièrement… tu as un processus particulier pour choisir une peau ?

Il y a plein d’étapes dans la décision, chaque cuir a ses propriétés de souplesse, de rigidité, d’épaisseur, de finesse, de brillant, de mat, de robustesse, de délicatesse… et selon le projet que l’on veut réaliser, chaque cuir est plus ou moins indiqué ou contre indiqué. Je dirais qu’il faut d’abord savoir ce que l’on veut faire. Après il y a plusieurs approches possibles: soit on a une belle peau sous la main et on veut faire quelques pièces dedans soit au contraire on a une idée précise en tête et là on sait que l’on va se diriger vers le cuir qui s’y prête.

Tu fais du sur mesure mais est-ce que tu te laisses guider par la mode parfois ? Est ce que cela peut orienter tes conseils lors de la réalisation d’un sac ?

Cela doit bien influencer certains choix, comme les couleurs par exemple ?

Je me laisse très peu influencer par la mode. Consciemment je ne me préoccupe pas de savoir ce qui est au goût du jour. Évidement je suis influencée, quand je regarde ce qu’il y a dans la rue je vois bien les formes qui ont cour, que le crocodile mat plus que le crocodile brillant est d’actualité. Je suis également très fan de design donc quand je vais voir une exposition je suis forcément influencée et cela se ressent forcément dans mon travail. Je suis probablement complètement influencée par l’air du temps mais le fait d’être à la mode n’est absolument pas une préoccupation. Je dirais même que si je ne suis pas à la mode, tant mieux (rires).

Je tâche surtout de puiser aux fondamentaux, de toute façon ce qui a été démodé à un moment redeviendra à la mode à un moment ou à un autre. Je ne sais pas exactement où je me place dans le cycle ou dans la boucle mais je trouve qu’il y a une source d’inspiration phénoménale à travers la peinture, l’architecture et le design et quand on va se nourrir à ces sources là on a plutôt tendance à donner dans l’intemporel. Dans la mesure aussi où cela répond au désir de la personne, si on me demande quelque chose de bien précis je vais aller dans le sens du désir du client, je ne fais pas de l’intemporalité un dogme, même si c’est une préférence personnelle.


De bien belles peaux, attendant patiemment d’être travaillées.

 

Qu’est ce qui fait qu’un sac est un beau sac selon toi ?

La beauté de la matière est essentielle: quand on part d’une belle matière il faut vraiment être très maladroit pour la massacrer. Tout est ensuite une question de mise en oeuvre: on peut faire de très belles choses avec des matières synthétiques, un sac plastique bien cousu, bien fini peut être un beau sac. Le savoir faire doit également être irréprochable: montage, exécution, finition… c’est donc la combinaison de tous ces éléments. Après on a des tas de critères esthétiques qui peuvent rentrer en ligne de compte. Je sais que comme je préfère utiliser de très belles matières je crois que l’on n’ a pas besoin d’avoir des formes de sacs complexes, je trouve que la sobriété est ce qui met le plus en valeur les belles matières, c’est ce qui rend le plus justice au très beau cuir, mais c’est très subjectif. Pour moi un beau sac c’est avant tout une belle matière, une belle exécution et une espèce d’adéquation entre la matière utilisée et la forme qu’on lui a donnée. On peut avoir de très belles matières mais si elles sont cachées sous une multitude de détails ou des boucles métal partout ou des ornementations qui viennent masquer la nature d’un cuir, je trouve ça dommage.

Il t’est arrivé de tomber sur de jolies choses en prêt à porter ? Quel regard portes-tu  sur ce qui se fait en maroquinerie de nos jours ?

J’ai l’impression, de par les gens qui viennent me voir pour faire des prototypes, qu’il y a beaucoup de marques nouvelles qui se lancent. Il y a beaucoup de gens qui croient pouvoir faire de l’argent rapidement car le secteur de la maroquinerie se porte bien… je crois aussi qu’il y en a vraiment beaucoup qui se cassent la figure. Ce que je vois en général c’est plutôt pas mal au niveau design mais les matières ne suivent pas. Quand la matière et le design sont réunis là ça devient très intéressant mais j’ai l’impression qu’il s’agit d’un pourcentage infime…

Et reste la fabrication…

Exact ! (rires) le plus souvent c’est délocalisé à l’étranger même si on a quelques relocalisations en Europe si ce n’est en France. Là en tout cas j’aurais du mal à trouver une marque qui m’emballe et chez qui j’aurai envie d’aller acheter quelque chose. Bon c’est vrai que depuis que je suis passé du côté de l’artisanat, j’irais plutôt favoriser un collègue: au niveau des matières ce sont eux qui proposent les plus belles choses. J’ai entendu des gens me dire qu’ils avaient acheté de belles pièces chez Le Tanneur mais j’ai été sidérée de voir les dégradations du cuir… j’ai moi-même quelques produits qui étaient plutôt pas mal mais ils ne vieillissent pas bien du tout.

Tu ne travailles pas en série mais tu fabriques tout de même quelques pièces pour Isaac Reina…

Un des axes de mon activité de sur mesure est de réaliser les prototypes que me confient certains designers et couturiers. En ce qui concerne Isaac Reina, je récupère un dessin de sa part qui est plus ou moins abouti et il s’agit de réaliser une pièce qui sera la plus fidèle possible au dessin et à l’esprit que je dois percevoir. C’est assez passionnant car je dois me mettre entre parenthèses. C’est la technique qui va permettre de s’exprimer et la matière, que l’on me confie également. En utilisant les propriétés du cuir qui a été choisi, il va falloir  s’approcher au plus de l’esprit du dessin.

Ça doit être néanmoins un bon moyen de garder un oeil sur ce qui se fait, ces designers et ces marques- là donnant souvent le ton en matière de tendances…

Oui tout à fait, je suis un peu obligée d’être à la mode avec ce travail- là (rires) même si en l’occurrence je ne sais pas si on peut caractériser Isaac Reina comme étant «à la mode». Je crois que c’est un designer assez exceptionnel et je trouve que ses pièces sont justement dans un esprit plutôt intemporel. On est assez en phase sur cette conception du sac qui fait la part belle à la matière, tous ses sacs sont toujours intégralement en cuir à l’intérieur comme à l’extérieur, il y a très peu d’ornementation qui viendrait brouiller la lecture de la matière, toujours dans une ligne très pure, très sobre. Je crois que ce sont des pièces dont on s’ennuie peu, on est content de les avoir au fil des ans.


Le maroquinier est aussi expert en géométrie.

 

Du fait de ton activité, as tu la sensation d’avoir un rapport au temps différent de celui de tes contemporains ?

Complètement, le rapport est totalement transformé. C’est d’ailleurs en partie pour ça que j’ai choisi l’artisanat. Dans mon précédent métier, j’ai eu l’impression que le temps ne m’appartenait plus, je travaillais toute la journée sur des choses virtuelles: des études, des dossiers devant un ordinateur et je ne voyais pas le temps passer. L’artisanat c’était pour moi le seul moyen de revenir à un temps concret, palpable et long en faisant des pièces qui prennent du temps à réaliser. Je me place un peu hors du circuit économique classique et si j’étais provocatrice je dirais que je ne suis pas rentable, je n’ai aucune logique économique dont je peux me prévaloir dans mon activité: le sur mesure c’est un peu le comble puisque je mets du temps à mettre au point un modèle et tout ce travail je ne vais l’utiliser qu’une seule fois. Dans une entreprise qui développe de la maroquinerie on ne développe qu’une fois: ça prend des mois en termes de conception mais ensuite le modèle est dupliqué par milliers. Il y a des designers, des prototypistes, des metteurs au point, des allers retours… tout doit aller très vite.

Donc oui, je rêvais de me retrouver dans un atelier, tranquille, à fabriquer un bel objet. J’avais l’impression que je pouvais échapper aux contraintes de rentabilité, de compétition, de concurrence… ce qui est finalement faux car si je ne me dépêchais pas un peu pour faire mes pièces ce serait catastrophique, au début je travaillais tellement lentement que ça n’était même pas viable (rires). La réalité c’est que je suis à mon compte et que je m’organise comme je le souhaite mais je prends du temps à faire des pièces uniques qui sont censées durer. Donc à tous les niveaux je me suis remise à un autre temps…duquel le rythme n’est pas absent !

Et ton rapport à la consommation ? est- ce que ta reconversion a changé des choses quant à ton regard sur notre manière de consommer ?

Oui il a pas mal évolué car même si je n’ai jamais été accro au shopping j’ai toujours eu l’habitude de m’acheter ce qui me plaisait sans me poser de question. Ça a complètement basculé car je suis passé par une période de formation à temps plein que j’ai financée moi- même et pendant laquelle je n’avais aucun pouvoir d’achat. C’est assez intéressant parce que cela m’a complètement sevrée, on se rend rapidement compte que tout ce dont on peut avoir envie ne nous est pas vraiment utile, c’est très compulsif. Je me suis aperçue que je n’étais absolument pas malheureuse sans ces petites choses et qu’il y a une sorte de léger écœurement à acheter pour jeter. Ceci amène à réfléchir sur la manière dont ces choses ont été faites, dans quelles conditions et à penser que l’obsolescence programmée des objets nous inscrit dans un cycle de consommation compulsive sans fin. Quand on pense à tout ça je crois qu’on a rapidement envie que cela change, on commence à percevoir le pouvoir que l’on a en tant qu’acheteur et qu’avec un peu de budget on peut commencer à s’adresser à d’autre types de fabricants.


Hé oui, certaines pièces sont faites à l’aide d’une machine à coudre.

 

Tes clients sont ils donc parfois des consommateurs classiques ? pour quelqu’un qui n’a pas pour habitude de faire appel à des artisans c’est assez curieux d’imaginer que quelqu’un qui a besoin d’un sac n’aille pas dans une boutique de prêt à porter. Du coup j’imagine qu’il y a un profil assez précis pour faire la démarche de venir te voir.

Quand ils passent dans le sur mesure, mes clients savent ce qu’ils recherchent ou alors n’ont pas trouvé mais savent ce qu’il n’y a pas ailleurs. Ils savent que ça va prendre plus de temps que dans le circuit de consommation classique et ils savent aussi que ça va demander un budget plus important. Ils évaluent donc combien de fois ils auraient été amenés à acheter l’objet en distribution classique et en général ils se rendent compte qu’ils préfèrent avoir une belle pièce qui va durer très longtemps. On quitte donc complètement le temps rapide ; ils ont pensé à l’objet en amont, du coup l’achat n’est plus du tout compulsif, il est réfléchi, c’est un objet qu’ils devront attendre: on est complètement sorti du cycle de la mode ou de l’achat instantané. On se place dans un temps qui n’est pas celui du shopping du samedi. Au début je pensais que c’était lié à l’âge mais j’ai eu la surprise d’avoir de très jeunes clients qui avaient cette réflexion- là. Je dirais qu’il y a une petite variante homme/ femme, dans la mesure où pour ce qui est des accessoires de maroquinerie la femme a un choix énorme dans les boutiques de prêt à porter et donc va pouvoir acheter plus souvent des choses moins chères. L’homme est beaucoup moins gâté et donc il va avoir beaucoup plus recours aux vêtements, costumes et chaussures sur mesure, l’accessoire de maroquinerie est donc inscrit dans ce processus. Il va pouvoir y dépenser plus d’argent sachant que cela va durer des années.

Tu travailles en France, quel est ton regard sur la fabrication française aujourd’hui ? j’ai l’impression que l’on peut faire des tas de choses en France mais les médias sont assez peu de mon avis en général, du coup, qu’est ce que tu en penses ?

Il y a un savoir- faire exceptionnel qui est encore présent et que l’on nous envie: quand des chinois, parce que les médias parlent beaucoup de la Chine, veulent faire de la maroquinerie haut de gamme, ils viennent la faire ici. Pour vivre de cette activité en France c’est vraiment périlleux parce que les charges et les frais sont difficiles à concilier avec un train de vie confortable. Après, je crois que c’est aussi les français qui sont le moins enthousiastes à propos de leurs savoir- faire ; on ne retrouve pas ça dans les yeux d’un étranger qui viendrait visiter mes ateliers par exemple… peut- être que les français ne visitent pas assez les ateliers (rires).

Oui je crois que c’est assez vrai, les américains n’ont pas ce travers- là. Par exemple depuis 2 ans et jusqu’à il y a quelques mois, on avait vraiment sur internet des vidéos d’artisans américains ou italiens au travail un peu partout tous les jours. Il fallait qu’un produit soit fait à la main par une personne âgée du Massachusetts pour qu’il soit cool. Et ces vidéos d’adressaient a un public de bloggeurs assez jeune et très au fait de la tendance Est ce que tu as senti ce regain d’intérêt pour l’artisanat de la part d’un public qui n’était pas client de belle façon auparavant ?

Les marques ont assez rapidement trouvé le filon intéressant et se sont retrouvées à faire des lignes «héritage» qui surfent sur cette tendance du fait main et de l’authentique sans l’être pour autant évidement. Lassées par cette course à l’authentique des marques comme Kenzo essaient de vendre du «Cool, Chic et Fun», et la machine à attiser l’envie et à faire du prêt à jeter est repartie. Malgré tout, comme le «manger bio», j’ai la sensation que pour une partie de la population des amateurs de belles choses, ce phénomène a dépassé la simple tendance et exacerbé durablement quelques sensibilités: tu sens que le vent est en train de tourner ou qu’une partie de la population est moins sensible aux charmes de la société de consommation et prête à se tourner vers des corps de métiers comme le tiens pour répondre à ses besoins ?

Je dirais que les gens qui viennent me voir sont de toute façon enthousiastes parce qu’ils n’ont pas trouvé grand monde qui faisait ce que je fais ! J’ai donc des retours très positifs. Mais en France l’enthousiasme s’arrête au moment où il faut sortir le portefeuille (rires).

Tu as beaucoup de clients étrangers ?

Je cumule le double handicap d’être jeune dans mon métier (ça ne fait pas longtemps que j’existe) et en plus je ne communique pas, donc il faut être très fort pour me trouver (rires). J’ai néanmoins un client en Corée, une marque qui vend mes sacs à Shanghai et à Pékin mais je ne suis pas encore sur les cinq continents.

Dans son dernier roman, La carte et le Territoire, notre cher Michel Houellebecq dépeint une France du futur complètement désindustrialisée, devenue une espèce de parc d’attraction charmant et pittoresque où les touristes aiment passer du bon temps, voir les petites mains travailler et repartir avec des beaux objets faits à la main. L’artisanat est du coup redevenue très important pour l’économie. J’avoue être assez séduit par l’idée, j’imagine que ça t’irait aussi ?

Ça me semble un futur tout à fait plausible: en Grèce où la monnaie ne vaut plus rien, tout un système de troc s’est mis en place et donc les gens se sont remis à faire des choses eux- mêmes. On en revient toujours à ceux qui font vraiment des choses, on est à la source quand on fabrique et en cas de fin du monde on est très bien placé (rires).

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